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La Chevauchée du Prince Kilourh

Au temps du roi Uther Pendragon, Kiliz, fils du prince Kelyddon[87], jugea qu’il était sage pour lui d’avoir une femme pour partager sa vie. Son choix tomba sur la fille d’un chef très honorable, à laquelle on avait donné le nom de Goleuddydd[88]. Lorsqu’ils furent sous le même toit, les gens du pays se mirent à prier pour qu’ils eussent un héritier, et, grâce à ces prières ferventes, la jeune Goleuddydd se retrouva bientôt enceinte. Malheureusement, à partir du moment où elle conçut, sa raison s’égara et elle s’enfuit de la forteresse où elle résidait pour s’en aller errer dans les bois et dans les landes de ce pays. On eut beau la faire chercher partout, on ne la retrouva pas, et le prince Kiliz se désolait d’avoir perdu à la fois son épouse et le fils qu’il espérait tant.

Cependant, le temps de la délivrance approchait pour Goleuddydd. Saisie par les douleurs alors qu’elle se trouvait dans un bois de chênes où paissait un grand troupeau de porcs, elle se réfugia dans une des cabanes que le porcher avait construites pour les truies qui mettaient bas. C’est là qu’elle donna naissance à un garçon. Le porcher, attiré par les cris de l’enfant, accourut dans la cabane et reconnut bien qu’il s’agissait de Goleuddydd, l’épouse du prince Kiliz. Il prit le garçon et alla le porter immédiatement chez le prince. On baptisa l’enfant et on lui donna le nom de Kilourh parce qu’on l’avait trouvé dans la bauge d’une truie[89]. Puis on confia l’enfant à une nourrice. Mais à la suite de son accouchement, la mère de l’enfant tomba gravement malade.

Elle fit venir son mari et lui dit : « Je vais mourir de cette maladie et je sais que tu voudras une autre femme. Or les femmes sont à présent celles qui distribuent et répartissent les biens de la famille et je ne voudrais pas que mon fils fût lésé à cause de l’une d’elles. C’est pourquoi je te demande de ne pas te remarier, sauf si tu aperçois une ronce à deux têtes sur ma tombe. » Il le lui promit. Mais la femme fit venir un de ses serviteurs les plus fidèles, qu’elle connaissait depuis son enfance, et lui commanda de nettoyer complètement sa tombe tous les ans de façon que rien ne pût croître dessus.

Goleuddydd mourut peu après. Son mari la fit enterrer dans le petit cimetière situé auprès de la forteresse. Et il envoyait chaque jour quelqu’un pour voir s’il poussait quelque chose sur la tombe. Or, au bout de sept ans, le serviteur négligea ce qu’il avait promis de faire, c’est-à-dire nettoyer la tombe de Goleuddydd. Un jour de chasse, le prince Kiliz se rendit au cimetière : il voulait voir la tombe lui-même, car il songeait à se remarier. Il vit la tombe, et sur celle-ci une ronce à deux têtes avait poussé. Aussitôt, il rentra à sa forteresse et réunit son conseil pour déterminer quelle femme il pouvait épouser. Le choix des conseillers se porta sur la femme du roi Doged. Alors, Kiliz et ses compagnons allèrent faire la guerre au roi Doged. Ils le vainquirent, le tuèrent, s’emparèrent de ses domaines et revinrent avec la femme du roi. Et Kiliz l’épousa sur-le-champ.

Un jour, la femme alla se promener toute seule dans la campagne. Elle se rendit chez une vieille sorcière à qui il ne restait plus une dent. « Vieille, lui demanda-t-elle, veux-tu me dire, au nom de Dieu, ce que je vais te demander ? Voici : où sont les enfants de celui qui m’a enlevée par violence et qui m’a épousée contre mon gré ? – Il n’en a qu’un, répondit la vieille, mais rassure-toi : il te sera facile de t’en débarrasser en l’envoyant par le monde, et tu pourras ainsi privilégier les enfants que tu as déjà. »

La femme fut très joyeuse de ce qu’elle venait d’apprendre. Elle retourna auprès du prince Kiliz et lui dit : « Pourquoi me caches-tu les enfants que tu as eus avant moi ? – Je n’en ai qu’un, répondit Kiliz, mais je ne te le cacherai pas plus longtemps ! » Il envoya un serviteur chercher son fils, qui se trouvait toujours chez la nourrice à qui on l’avait confié dès sa naissance. Il fut alors présenté à sa marâtre. Celle-ci lui dit : « Tu ferais bien de prendre une femme. J’ai justement une fille qui conviendrait à n’importe quel noble fils de roi. » Kilourh fut fort surpris de ce discours. « Je ne suis pas encore en âge de me marier », dit-il. La marâtre fut saisie par la colère. « Je jure, s’écria-t-elle, que tu auras cette destinée, que ton flanc ne se choquera jamais à celui d’une femme tant que tu n’auras pas obtenu Olwen, la fille d’Yspaddaden Penkawr ! »

Kilourh se mit à rougir, car l’amour d’Olwen venait de pénétrer dans tout son corps et dans tous ses membres, bien qu’il ne l’eût jamais vue[90]. Son père lui dit : « Pourquoi changes-tu ainsi de couleur, mon fils ? » Kilourh lui répondit : « Ma marâtre m’a juré que je n’aurais jamais d’autre femme qu’Olwen, la fille d’Yspaddaden Penkawr. – Eh bien ! Va donc chez son père et demande-lui sa fille ! – C’est que, reprit Kilourh, je ne sais pas qui est cette Olwen, ni où réside son père, Yspaddaden Penkawr. – Moi non plus », dit le père. Il envoya aussitôt des serviteurs s’informer, mais ils revinrent en disant que personne ne connaissait Olwen, ni Yspaddaden Penkawr. « Je suis bien malheureux, dit Kilourh, car je n’aurai jamais de femme[91] ! – Non, dit Kiliz à son fils. Je vois un moyen de te tirer d’embarras : le roi Arthur est ton cousin. Va le trouver pour qu’il arrange ta chevelure[92], et demande-lui son aide à propos de cette Olwen, fille d’Yspaddaden Penkawr. »

Sans plus attendre, le jeune homme partit sur un coursier à la tête grise, vieux de quatre hivers, aux cuisses puissamment musclées, aux sabots brillants comme des coquillages, avec une bride aux chaînettes d’or, avec une selle d’or de grand prix. Kilourh portait deux javelots d’argent bien aiguisés et une lance à pointe saillante, d’une bonne coudée jusqu’à la pointe en prenant pour mesure le coude d’un homme de forte corpulence, capable d’atteindre le vent et de lui tirer du sang : elle était plus rapide que la chute de la première goutte de rosée de la pointe du roseau sur le sol au moment où elle est la plus abondante, au mois de juin[93]. À sa hanche pendait une épée à poignée d’or, à lame d’or, à la garde formée d’une croix émaillée d’or et de la couleur de l’éclair du ciel.

Devant lui s’ébattaient deux lévriers au poitrail blanc, à la peau tachetée, portant chacun au cou un collier de rubis allant de la jointure de l’épaule à l’oreille. Celui de gauche passait à droite, celui de droite à gauche, jouant ainsi avec lui comme deux hirondelles de mer. Les quatre sabots de son coursier faisaient voler quatre mottes de gazon, comme deux hirondelles dans les airs, par-dessus sa tête, tantôt plus haut, tantôt plus bas. Kilourh avait revêtu un manteau de pourpre à quatre pans, une pomme d’or à chaque extrémité, de la valeur de cent vaches chacune[94]. Sur ses chausses et ses étriers, depuis le haut de la cuisse jusqu’au bout de son orteil, il y avait de l’or pour la valeur de trois cents vaches. Pas un brin d’herbe ne pliait sous lui, si léger était le trot du coursier qui l’emportait ainsi à la cour d’Arthur.

Kilourh, après avoir chevauché trois jours et trois nuits, parvint devant la forteresse de Carduel, où le roi Arthur avait retenu près de lui quelques-uns de ses plus fidèles compagnons afin de discuter des grandes affaires du royaume. Il y avait là Kaï, son frère de lait, dont il avait fait son sénéchal, il y avait là Bedwyr, qui ne supportait pas qu’on pût dire la moindre parole désagréable à l’encontre d’Arthur, il y avait là Gauvain, le neveu d’Arthur qu’il avait désigné pour être son successeur, le fils de sa sœur Anna et du roi Loth d’Orcanie, et puis encore Yvain, le fils du roi Uryen, Yder et Gwynn, fils du roi Nudd, Girflet, fils de Dôn, Bedwin, le chapelain d’Arthur, Merlin, son sage conseiller, ainsi que quelques autres qui avaient à donner leur avis sur tous les sujets qu’il plairait à Arthur d’aborder.

Kilourh entra dans la forteresse, se fit montrer le logis d’Arthur et s’y présenta. Mais le portier l’arrêta : « Où veux-tu donc aller, jeune présomptueux ? lui demanda-t-il. – Présomptueux toi-même ! répliqua Kilourh. Qui es-tu donc pour me parler sur ce ton ? – Je suis le portier d’Arthur, et l’on me nomme Glewlwyt à la Forte Étreinte. Sache bien que nul ne peut entrer dans ce logis sans ma permission. – Alors, dit le jeune homme, je te demande cette permission. » Le portier se mit à rire et dit : « Cette permission, je ne l’accorde qu’à ceux qui sont dignes d’entrer. Le roi Arthur tient conseil et n’a besoin de personne. Sache, jeune présomptueux, que l’on ne laisse entrer ici que les fils de roi d’un royaume reconnu ou l’artiste qui apporte son art. Cela dit, tu seras le bienvenu dans la forteresse du roi Arthur. On donnera à manger à tes chiens et à ton cheval. À toi, on offrira des tranches de viandes cuites et poivrées, du vin en grande quantité afin de satisfaire ta soif, et une musique agréable pour charmer tes oreilles pendant ton séjour. On t’apportera la nourriture de trente hommes au logis des hôtes, là où se restaurent les gens des pays lointains et ceux qui n’auront pas réussi à se faire admettre parmi les familiers d’Arthur. Mais tu ne seras pas plus mal là qu’avec Arthur lui-même, je te le garantis. On t’offrira une femme pour coucher avec toi. Et demain, dans la matinée, lorsque la porte s’ouvrira devant la compagnie qui est venue ici aujourd’hui, c’est devant toi le premier qu’elle s’ouvrira, afin de t’honorer, et tu pourras choisir la place que tu voudras à la cour d’Arthur, du haut en bas comme il te plaira[95].

— Je n’en ferai rien ! répliqua le jeune homme. Si tu ouvres la porte, ce sera bien. Mais si tu ne l’ouvres pas, je ferai honte à ton maître, je jetterai le discrédit sur toi et je pousserai trois cris tels qu’il n’y en aura jamais eu de plus mortels de Tintagel au Château des Pucelles[96]. Tout ce qu’il y a de femmes enceintes dans cette île avortera. Quant aux autres, elles seront accablées d’un tel malaise que leur sein se retournera et qu’elles ne concevront jamais plus[97] ! » Glewlwyt à la Forte Étreinte lui répondit : « Tu auras beau crier contre les coutumes de la cour d’Arthur, on ne te laissera pas entrer avant que je ne sois d’abord allé en parler avec Arthur lui-même ! »

Glewlwyt se rendit dans la salle où se trouvait Arthur. « Qu’y a-t-il de nouveau à la porte ? » lui demanda Arthur. Le portier répondit : « J’ai passé les deux tiers de ma vie avec les rois de ce pays. J’ai connu ton père Uther Pendragon, que j’ai servi fidèlement, et je te sers aussi fidèlement ! J’ai été le témoin privilégié de tous les événements qui se sont produits dans ce royaume ! J’ai participé aux plus grandes assemblées de nobles et de guerriers qui se soient tenues dans cette île ! Je t’ai accompagné dans toutes tes expéditions ! J’ai rencontré des barons, des princes et des rois ! Mais, je t’assure, roi Arthur, je n’ai jamais vu personne d’aussi noble et d’aussi hardi que celui qui est à la porte en ce moment !

— Eh bien ! répondit Arthur, si tu es venu au pas, retourne en courant ! Que tous ceux qui voient la lumière, que tous ceux qui ouvrent les yeux et les ferment, que tous ceux qui sont ici soient ses serviteurs ! Que les uns lui servent le vin dans des cornes montées en or, que les autres lui présentent des tranches de viandes cuites et poivrées, en attendant qu’une nourriture digne de lui soit prête ! C’est pitié de laisser dehors, sous le vent et la pluie, un homme comme celui dont tu parles. »

Ainsi parla le roi Arthur. Glewlwyt se hâta de revenir à l’entrée de la maison et ouvrit la porte au jeune homme. Quoiqu’il fût d’usage qu’on descendît de cheval à l’entrée, sur le montoir de pierre, Kilourh ne mit pas pied à terre : il fit avancer son cheval à l’intérieur de la forteresse jusqu’à l’endroit où se tenait Arthur[98]. « Salut ! s’écria-t-il, salut, chef suprême de cette île ! Salut aussi bien en haut qu’en bas de cette maison, à tes nobles, à ta suite, à tes capitaines ! Que chacun reçoive ce salut aussi complet que je l’ai adressé à toi-même ! Puissent ta prospérité, ta gloire et ton honneur être au comble pour toute cette île de Bretagne !

— Salut à toi également ! répondit Arthur. Assieds-toi entre deux de mes compagnons. On t’offrira les distractions de la musique et tu seras traité comme un prince royal, futur héritier d’un trône, tant que tu seras ici. Quand je partagerai mes dons entre mes hôtes et tous les gens qui viennent de loin, c’est par toi que je commencerai, dans cette cour, je te l’assure. » Mais Kilourh ne prit pas la peine de s’asseoir. Il regarda fièrement tous ceux qui se trouvaient là et dit : « Je ne suis pas venu ici pour gaspiller de la nourriture et des boissons. Si j’obtiens le don que je désire, je saurai le reconnaître et le faire savoir. Mais si je ne le reçois pas, je porterai ton déshonneur aussi loin qu’est allée ta renommée, aux quatre extrémités du monde habité ! – Puisque tu ne veux pas séjourner ici, dit alors Arthur, tu auras le don qu’indiqueront ta tête et ta langue, aussi loin que sèche le vent, aussi loin que mouille la pluie, aussi loin que tourne le soleil, aussi loin que se répand la mer, aussi loin que s’étend la terre ! Tu auras ce don, à l’exception de mon épée Excalibur, de mon bouclier Prytwen, de mon épouse Guenièvre, de mon navire, de ma lance et de mon couteau. J’en prends Dieu à témoin, ce don, je te l’accorde avec plaisir ! Dis-moi maintenant ce que tu veux[99]. »

Kilourh dit : « Je veux que tu mettes en ordre ma chevelure. – Fort bien », répondit Arthur. Il se fit apporter un peigne d’or, des ciseaux aux anneaux d’argent, et il lui coiffa la chevelure. Cela étant fait, Arthur dit : « Je sens que mon cœur s’épanouit vis-à-vis de toi et je sais que tu es de mon sang. Dis-moi donc qui tu es ? – Volontiers, seigneur. Je suis Kilourh, fils de Kiliz, fils du prince Kelyddon, et je suis ton cousin par ma mère Goleuddydd. – C’est vrai, dit Arthur. Tu es réellement mon cousin. Fais-moi connaître ce que tu veux et tu l’auras ! – Je demande, dit Kilourh, que tu me fasses obtenir Olwen, la fille d’Yspaddaden Penkawr, et je la réclame également à tous tes compagnons ! »

Il se fit un grand silence dans la salle, puis Arthur prit la parole : « Je n’ai jamais rien entendu au sujet de cette jeune fille, dit-il, ni même au sujet de ses parents. Mais cela ne fait rien : je vais envoyer des messagers à sa recherche. Donne-moi seulement un peu de temps. – Volontiers, seigneur », dit Kilourh. Arthur envoya alors des messagers dans toutes les directions, dans les limites de son royaume, à la recherche d’une jeune fille qui se nommait Olwen et dont le père était Yspaddaden Penkawr. Pendant ce temps, Kilourh demeura à la cour d’Arthur, dans la forteresse de Carduel. Enfin, les messagers revinrent, mais aucun d’eux n’avait appris quoi que ce fût au sujet de la jeune fille.

« Chacun a obtenu son don, dit alors Kilourh avec colère, mais moi, je n’ai rien eu de ce que j’ai demandé. Je m’en irai donc de cette cour et j’emporterai ton honneur avec moi ! – Prince ! s’écria Kaï, c’est trop de propos injustes et blessants pour Arthur ! Viens avec nous et, avant que tu reconnaisses toi-même que la jeune fille dont tu parles ne se trouve nulle part au monde, ou que nous ne l’ayons point trouvée, nous ne nous séparerons pas de toi. » Après avoir prononcé ces paroles, Kaï se leva.

Kaï avait cette vigueur caractéristique qu’il pouvait respirer neuf nuits et neuf jours sous la surface d’un lac ou d’une rivière. Il pouvait demeurer neuf jours et neuf nuits sans dormir, quitte à dormir toute une lunaison par la suite. Un coup d’épée de Kaï, aucun médecin ne pouvait le guérir, sauf s’il apportait un peu d’eau puisée au Lac des Herbes qui se trouvait en Irlande. Quand il plaisait à Kaï, il pouvait devenir aussi grand que l’arbre le plus élevé de la forêt : mais il ne le pouvait que s’il n’avait pas peur. Or Kaï, chaque fois qu’il se trouvait dans une situation délicate, ne pouvait s’empêcher d’éprouver de la crainte. Il avait pourtant un autre privilège, que maints de ses compagnons lui enviaient : quand la pluie tombait dru, tout ce qu’il tenait à la main était sec au-dessus et au-dessous, à la distance d’une palme, si grande était sa chaleur naturelle. Et quand, certaines nuits, ils étaient obligés de dormir dans la forêt, les compagnons de Kaï se blottissaient contre lui pour ne pas sentir le froid.

Arthur appela Bedwyr. Celui-ci n’avait jamais hésité à prendre part à une mission pour laquelle partait Kaï, car il aimait celui-ci comme un frère. Bedwyr était très grand et avait de très longues jambes : personne ne l’égalait à la course dans toute l’île de Bretagne. Et quoiqu’il n’eût qu’une seule main, trois combattants ne faisaient pas jaillir le sang plus vite que lui sur le champ de bataille. Il avait encore un autre privilège : sa lance produisait une blessure en entrant dans la chair, mais elle en produisait neuf en s’en retirant. Et Bedwyr dit qu’il acceptait volontiers d’accompagner Kaï et Kilourh dans leur recherche d’Olwen, la fille d’Yspaddaden Penkawr, dont personne, jusqu’alors, n’avait jamais entendu parler dans toute l’île de Bretagne et dans les îles adjacentes.

Après cela, Arthur s’adressa à Gauvain, son neveu, fils de sa sœur et du roi Loth d’Orcanie : il ne revenait jamais d’une mission sans l’avoir menée à son terme. C’est pourquoi Arthur lui demanda de partir avec Kaï et Bedwyr pour accompagner Kilourh dans sa recherche. Enfin, il invita Merlin à se joindre à eux[100], parce que celui-ci connaissait toutes les langues que parlaient les hommes et même celles que parlaient les animaux, et que, en cas de grand danger, Merlin était le seul à pouvoir jeter charmes et enchantements sur eux-mêmes comme sur leurs ennemis, et même sur les terres qu’ils traverseraient dans leur expédition à la recherche d’Olwen, fille d’Yspaddaden Penkawr, dont personne, jusqu’alors, n’avait jamais entendu dire quoi que ce fût.

Ils quittèrent immédiatement la forteresse de Carduel et s’en allèrent jusqu’à une vaste plaine dans laquelle ils aperçurent une immense forteresse, la plus imposante du monde. Ils cheminèrent jusqu’au soir, mais lorsqu’ils s’en croyaient tout près, ils s’apercevaient qu’ils n’en étaient pas plus rapprochés que le matin. Ils allèrent ainsi pendant deux jours. Ils continuèrent pendant trois jours, et c’est à peine s’ils purent l’atteindre. Quand ils furent devant la forteresse, ils aperçurent un troupeau de moutons comme jamais ils n’en avaient encore vu, innombrable et prodigieux. Du sommet d’un tertre, un berger, vêtu d’une casaque de peau, le gardait. À côté de lui était couché un dogue aux poils hérissés, plus grand qu’un étalon de neuf hivers. Aucune compagnie, quelle qu’elle fût, ne pouvait passer à côté de ce chien sans s’attirer quelque dommage, une blessure ou quelque autre inconvénient. Ses yeux ne quittaient jamais l’horizon et son haleine était si ardente qu’elle brûlait tout ce qu’il y avait d’herbes ou de buissons autour de lui. Kaï dit à Merlin : « Va donc parler à cet homme, là-bas, car j’ai bien peur qu’il n’envoie sur nous ce chien qui me semble redoutable. » Merlin se mit à rire et dit : « Kaï, je n’ai promis d’aller que jusqu’où tu iras toi-même ! – Très bien, répondit Kaï, j’irai donc avec toi. » Merlin continua à rire : « N’aie pas peur, Kaï, dit-il, j’enverrai un charme sur le chien de telle manière qu’il ne fasse de mal à personne ! »

Ils se rendirent donc auprès du berger et lui dirent : « Es-tu riche, berger ? – À Dieu ne plaise que vous soyez jamais plus riches que moi ! répondit-il, mais si j’étais vraiment riche, je ne passerais pas mon temps à garder ces troupeaux ! » Kaï lui demanda : « À qui sont ces brebis que tu gardes, et cette forteresse qu’on voit là-bas ? – Vous êtes vraiment sans intelligence ! On sait dans tout l’univers que c’est la forteresse d’Yspaddaden Penkawr[101] ! – Et toi, qui es-tu ? – Kustennin, fils de Dyvnedic. C’est à cause de mes biens que m’a réduit en cet état mon frère Yspaddaden Penkawr. Mais vous-mêmes, qui êtes-vous ? – Des messagers d’Arthur, venus ici pour rechercher Olwen, la fille d’Yspaddaden Penkawr. – Hommes, que Dieu vous protège ! Abandonnez votre projet, car personne n’est venu faire cette démarche qui s’en soit retourné en vie ! »

Comme le berger se levait pour partir, Kilourh lui donna une bague en or. Il essaya de la mettre, mais, comme elle ne lui allait pas, il la plaça sur un doigt de son gant et s’en alla vers sa maison. Il donna le gant à sa femme. Elle retira la bague du gant et la rangea soigneusement, disant : « Homme, d’où te vient cette bague ? Il ne t’arrive pas souvent d’avoir une telle aubaine ! – J’étais allé chercher de la nourriture sur le rivage, lorsque, tout à coup, j’ai vu un cadavre venir avec le flot. Jamais je n’en avais vu de plus beau. C’est sur son doigt que j’ai pris cette bague. » La femme dit encore : « Montre-moi donc le cadavre ! – Tu le verras bientôt, car il viendra jusqu’ici[102]. – Qui est-ce ? – Kilourh, fils de Kiliz et fils de ta sœur Goleuddydd. Il est venu pour demander Olwen comme femme. » Elle fut partagée entre deux sentiments : elle était joyeuse à l’idée de voir son neveu, le fils de sa sœur, mais elle était triste en pensant qu’elle n’avait jamais vu revenir en vie ceux qui étaient allés faire une telle demande.

Kilourh et ses compagnons se dirigèrent vers la maison de Kustennin le berger. La femme les entendit venir et courut joyeusement à leur rencontre. Elle les embrassa tous avec fougue et les conduisit à l’intérieur de la maison où elle les servit abondamment. Puis, comme tout le monde sortait pour prendre l’air, la femme ouvrit un coffre de pierre qui se trouvait près du foyer, et un jeune homme aux cheveux blonds frisés en sortit. « C’est pitié, dit Merlin, de cacher un pareil garçon ! Je suis sûr que ce n’est pas en punition de ses fautes qu’on le garde ainsi prisonnier ! – Celui-ci est un rescapé, dit la femme. Yspaddaden Penkawr m’a tué vingt-trois fils, et je n’ai même pas plus d’espoir de conserver celui-ci que les autres ! – Qu’il me tienne compagnie, dit alors Kaï, et je prendrai soin de lui : il ne sera tué que si je suis tué moi-même ! »

Le soir, ils se remirent à table. « Pour quelle affaire êtes-vous venus ? » demanda la femme. Kaï répondit : « Nous sommes venus demander Olwen pour ce jeune homme – Pour l’amour de Dieu ! puisque personne ne vous a encore aperçus de la forteresse, retournez sur vos pas ! – Non, dit Kaï, nous ne repartirons pas avant d’avoir vu la jeune fille ! Vient-elle parfois de ce côté ? – Oui, répondit la femme, elle vient ici tous les samedis pour se laver la tête[103]. Elle laisse toutes ses bagues dans le bassin où elle se lave et elle ne revient jamais les reprendre, pas plus qu’elle n’envoie quelqu’un pour les chercher[104]. – Est-ce qu’elle viendrait si tu l’en priais ? demanda Merlin. – Oui, répondit-elle, mais je ne le ferai que si vous me promettez de ne lui faire aucun mal ! » Ils jurèrent tous qu’ils ne feraient aucun mal à la jeune fille et qu’ils ne l’emmèneraient pas contre sa volonté. Alors, la femme du berger envoya quelqu’un demander à Olwen de venir.

La jeune fille vint bientôt. Elle était vêtue d’une chemise de soie rouge flamme. Elle avait autour du cou un collier d’or rouge, rehaussé de pierres précieuses et de rubis. Plus blonds étaient ses cheveux que la fleur du genêt, plus blanche sa peau que l’écume de la vague, plus éclatants ses doigts que le rejeton du trèfle des eaux émergeant du petit bassin formé par une fontaine jaillissante. Son regard était plus clair que le regard du faucon après une mue ou celui du tiercelet après trois mues. Son sein était plus blanc que la poitrine du cygne, ses joues plus rouges que la plus rouge des roses. On ne pouvait la voir sans être entièrement pénétré de son amour. Quatre trèfles blancs naissaient sous ses pas partout où elle allait : c’est pourquoi on l’avait appelée Olwen, c’est-à-dire « Trace Blanche ».

Elle entra et alla s’asseoir sur le banc principal à côté de Kilourh. Il lui dit : « Jeune fille, c’est toi que j’aimais depuis si longtemps. Viens avec moi dans mon pays, et je t’épouserai. – Je ne le peux en aucune façon, répondit-elle, car mon père m’a fait donner ma foi que je ne m’en irai jamais sans qu’il me le permette. Il a été dit en effet qu’il ne doit vivre que jusqu’au moment où je m’en irai avec un époux. Il y a cependant quelque chose que tu peux faire, si tu y consens : va me demander à mon père, et tout ce qu’il te demandera de lui procurer, promets qu’il l’aura. Mais prends bien garde de ne jamais le contrarier. C’est seulement si tu promets tout ce qu’il te demandera en échange de moi que tu pourras m’obtenir, et tu pourras même t’estimer heureux si tu en réchappes avec la vie sauve. – Je le ferai », dit Kilourh.

Elle s’en retourna vers la forteresse, et ils se levèrent pour la suivre. Ils tuèrent les neuf portiers qui gardaient les neuf portes sans qu’un seul pût faire entendre une plainte, ainsi que les neuf dogues qui étaient là sans qu’aucun poussât un cri, et ils entrèrent tout droit dans la salle. « Salut ! dirent-ils, Yspaddaden Penkawr, au nom de Dieu et des hommes ! – Qui êtes-vous et qu’êtes-vous venus faire ici ? répondit Yspaddaden Penkawr. – Nous sommes venus chez toi afin de te demander ta fille Olwen pour Kilourh, fils du prince Kelyddon. » Ainsi parla Merlin. « Où sont mes serviteurs et mes vauriens de gens ? cria Yspaddaden Penkawr. Élevez les fourches sous mes deux sourcils qui sont tombés sur mes yeux[105] afin que je puisse voir mon futur gendre ! » Cela fut aussitôt fait. Alors, il dit : « Revenez demain matin et vous aurez une réponse. »

Ils se levèrent pour sortir, mais Yspaddaden Penkawr saisit un des trois javelots empoisonnés qui se trouvaient à portée de sa main et le lança après eux. Bedwyr le saisit au passage et le lui renvoya instantanément. Le javelot traversa le genou d’Yspaddaden Penkawr. « Maudit, gendre barbare ! cria-t-il. Je m’en ressentirai toute ma vie en marchant sur une pente. Ce fer empoisonné m’a fait souffrir comme la morsure du taon. Maudits soient le forgeron qui l’a fabriqué et l’enclume sur laquelle il a été forgé ! »

Ils logèrent, cette nuit-là, chez Kustennin le berger. Le jour suivant, en grand appareil, la chevelure soigneusement peignée, ils retournèrent à la forteresse, entrèrent dans la salle. Ils parlèrent ainsi : « Yspaddaden Penkawr, donne-nous ta fille et nous paierons tout ce qu’il faut payer en pareil cas. Mais si tu refuses, il t’en coûtera la vie. » Yspaddaden répondit : « Ma fille a encore des oncles et des tantes. Il faut que je tienne conseil avec eux. – Qu’il en soit ainsi, dit Kaï. Nous reviendrons demain. » Comme ils partaient, Yspaddaden Penkawr saisit un des deux javelots qui étaient à portée de sa main et le lança sur eux. Merlin saisit le javelot au passage et le renvoya : le javelot pénétra le haut de la poitrine d’Yspaddaden et ressortit à la chute des reins. « Maudit, gendre barbare ! cria-t-il. Cet acier est cuisant comme la morsure d’une grosse sangsue. Maudits soient la fournaise où il a été fondu et le forgeron qui l’a forgé ! Quand je voudrai gravir une colline, j’aurai désormais courte haleine, maux d’estomac et fréquentes nausées ! »

Ils allèrent se restaurer. Le lendemain, ils retournèrent à la forteresse. « Ne nous lance plus de javelots, Yspaddaden Penkawr, dirent-ils, si tu ne veux pas ta propre mort ! – Où sont mes serviteurs ? dit Yspaddaden Penkawr. Élevez ces fourches sous mes sourcils qui sont tombés sur les prunelles de mes yeux, afin que je puisse voir mon futur gendre ! » Comprenant qu’ils n’obtiendraient aucune réponse, ils repartirent, mais Yspaddaden Penkawr saisit le troisième javelot empoisonné et le lança sur eux. Kilourh le saisit au passage et le lança de toutes ses forces, tant et si bien que le trait lui traversa la prunelle de l’œil et sortit par-derrière la tête[106]. « Maudit, gendre barbare ! cria Yspaddaden. Tant que je resterai en vie, ma vue s’en ressentira. Quand j’irai contre le vent, mes yeux pleureront, j’aurai des maux de tête et des étourdissements à chaque nouvelle lune. Maudite soit la fournaise où il a été façonné ! La blessure de ce fer empoisonné a été aussi douloureuse pour moi que la morsure d’un chien enragé. » Mais Kilourh et ses compagnons s’en allèrent manger.

Le lendemain, ils revinrent à la forteresse d’Yspaddaden Penkawr et dirent : « Ne nous lance plus de traits désormais : il n’en est résulté pour toi que blessures et fâcheuses souffrances. Il t’arrivera bien pire si tu persistes dans ton attitude inamicale. Donne-nous ta fille, ou sinon tu mourras à cause d’elle. – Où est-il, celui qui demande ma fille ? Viens ici que je fasse ta connaissance. » On fit asseoir Kilourh sur un siège en face de lui. « Donne-moi ta parole, dit Yspaddaden, que tu ne feras rien qui ne soit légal. Quand j’aurai obtenu tout ce que je vais te demander, tu auras ma fille. – Volontiers, répondit Kilourh, indique-moi donc ce que tu désires et je m’engage à te satisfaire.

— Vois-tu cette colline, là-bas ? dit Yspaddaden Penkawr. Je veux que toutes les racines en soient arrachées et brûlées à la surface du sol de façon à servir d’engrais, qu’elle soit labourée et ensemencée en un jour, et qu’en un seul jour aussi le grain en soit mûr. Du froment, je veux en avoir de la farine et une liqueur pour le festin de tes noces avec ma fille. Que tout cela soit fait en un jour.

— J’y arriverai facilement, bien que tu penses le contraire, répondit Kilourh.

— Si tu y arrives, il y a une chose à laquelle tu n’arriveras pas : ce champ ne peut être labouré et mis en état que par Amaethon, fils de Dôn, car il est le seul à savoir le débroussailler. Mais Amaethon ne viendra jamais avec toi de bon gré, et jamais personne n’a réussi à le contraindre à faire quelque chose qu’il n’a pas désiré lui-même. – Si toi, tu crois que c’est difficile, pour moi, c’est chose facile. – Si tu obtiens la présence d’Amaethon, il y a une chose que tu n’obtiendras pas. Il faut que Govannon, fils de Dôn[107], vienne aider son frère et débarrasse le fer qui se trouve dans la terre. Or Govannon ne travaille jamais volontairement que pour un roi véritable. Tu ne pourras jamais l’y contraindre ! – Si tu crois que c’est difficile, pour moi, c’est une chose facile.

— Si tu réussis tout cela, reprit Yspaddaden, il y a une chose que tu ne réussiras pas. Vois-tu là-bas cette terre rouge cultivée ? Lorsque je rencontrai pour la première fois la mère de cette jeune fille, on y sema neuf setiers de graines de lin, mais rien n’est encore sorti, ni blanc ni noir. J’ai encore la mesure. Cette graine de lin, je veux l’avoir pour la semer dans cette terre neuve, plus loin, de façon que le lin serve de guimpe blanche autour de la tête de ma fille pour ses noces. – Si tu crois que je ne réussirai pas, tu te trompes, car pour moi, c’est chose facile !

— Si tu réussis, il y a quelque chose que tu n’obtiendras pas : la corbeille de Gwyddno Garanhir[108]. Le monde entier se présenterait par groupes de trois fois neuf hommes, que chacun y trouverait à manger selon sa fantaisie. Je veux y puiser de la nourriture la nuit où ma fille couchera avec toi. Mais Gwyddno Garanhir ne te la donnera pas de bon gré, et tu ne pourrais pas l’obtenir par la force. – Si tu crois que c’est difficile, tu te trompes, car pour moi, c’est chose facile.

— Si tu l’obtiens, il y a quelque chose que tu n’obtiendras pas : le bassin de Diwrnach le Gaël pour bouillir la nourriture de ton festin de noces. Et Diwrnach ne donne jamais son chaudron à quiconque le lui demande. – Si tu crois que c’est difficile, pour moi, c’est chose facile.

— Si tu l’obtiens, il y a une chose que tu n’obtiendras pas : il faut que je me lave la tête et que je me rase la barbe, et je ne peux le faire qu’avec la défense du sanglier sauvage Ysgithyr Penbeidd (« Défense du chef sanglier »). Mais elle n’aurait aucune vertu si on ne la lui enlevait tant qu’il est vivant, et le sanglier est si rapide que personne ne l’a jamais pu approcher. – Si tu crois que c’est difficile, tu te trompes, car pour moi, c’est chose facile.

— Si tu l’obtiens, il y a une chose que tu n’obtiendras pas : pour qu’on puisse me raser, il faut que les poils de ma barbe soient étirés. Or, on ne peut les étirer qu’en les frottant avec le sang de la sorcière Gorddu (« très noire »), fille de la sorcière Gorwenn (« très blanche »), qui réside en Pennant Govut (« rivière de l’affliction »), aux abords de l’enfer. Et personne, jusqu’à présent, n’a pu parvenir jusque-là sans y perdre la vie. – Si tu crois que je ne le pourrai pas, tu te trompes, car pour moi, c’est chose facile.

— Si tu réussis, il y a une chose que tu ne pourras pas obtenir : il n’y a pas au monde de peigne et de ciseaux avec lesquels on puisse mettre en état ma chevelure, tant elle est rebelle, à l’exception du peigne, du rasoir et des ciseaux qui se trouvent entre les deux oreilles de Twrch Trwyth, le sanglier magique qui dévaste l’île de Bretagne. Et tu sais bien qu’aucun être humain ne peut rejoindre Twrch Trwyth, excepté Mabon, fils de Modron[109], qui a été enlevé à sa mère la troisième nuit de sa naissance. Or personne ne sait ou ne peut savoir où se trouve Mabon, ni s’il est mort ou s’il est vivant. Tu ne pourras donc jamais m’apporter le peigne, le rasoir et les ciseaux. – Si tu crois que c’est impossible, tu te trompes, car pour moi, c’est chose facile.

— Si tu réussis à rejoindre le Twrch Trwyth, il y a une chose que tu ne réussiras pas à obtenir : car le Twrch Trwyth ne peut être tué que par l’épée de Gwrnach le Géant. Or Gwrnach ne frappera jamais le sanglier, car il périrait immédiatement en même temps que lui, et il ne donne son épée à personne. Tu ne pourrais pas l’y contraindre par la force. – Si tu crois que je ne réussirai pas, tu te trompes, car pour moi, c’est chose facile. – En tout cas, conclut Yspaddaden Penkawr, je t’ai indiqué tout ce que je voulais obtenir pour que tu puisses prétendre avoir ma fille. Si tu ne m’obtiens pas ce que je t’ai demandé, tu n’auras jamais ma fille. – Tu auras tout ce que tu as demandé, répondit Kilourh, et cela grâce à mon parent, le roi Arthur. » Et sur ces paroles, Kilourh sortit avec ses compagnons.

Ce jour-là, ils marchèrent jusqu’au soir et finirent par apercevoir une grande forteresse sur un tertre. Ils virent en sortir un homme noir plus gros que trois hommes de ce monde-ci à la fois. Ils lui demandèrent d’où il venait et quel était le maître de la forteresse. « Vous êtes vraiment sans intelligence, répondit l’homme noir. Il n’y a personne au monde qui ne sache quel est le maître de ces lieux : c’est Gwrnach le Géant. – C’est bien, dit Kaï. Quel accueil y réserve-t-on aux hôtes et aux étrangers qui voudraient y passer la nuit ? – Prince, que Dieu vous protège ! Jamais personne n’a logé dans cette forteresse qui en soit sorti en vie. D’ailleurs, on n’y laisse entrer que l’artiste qui apporte avec lui son art[110]. »

Ils se dirigèrent vers la forteresse et se trouvèrent en présence du portier. « Ouvre la porte, dit Kaï. – Non, répondit le portier. Le couteau est allé dans la viande, la boisson dans la coupe et l’on fait la fête dans la salle de Gwrnach. Ce n’est qu’à l’artiste qui apportera son art que l’on ouvrira la porte désormais, cette nuit. – Qu’à cela ne tienne ! s’écria Kaï. Sais-tu que je suis le meilleur polisseur d’épées du monde ? » Le portier entra et s’en alla trouver Gwrnach. « Quoi de nouveau à l’entrée ? » demanda Gwrnach. Le portier répondit : « Il y a là une compagnie qui demande à entrer, et parmi eux un homme qui prétend être un bon polisseur d’épées. Avons-nous besoin de lui ? – Il y a déjà longtemps que je cherche quelqu’un capable de nettoyer mon épée, dit Gwrnach. Laisse entrer celui-là puisqu’il apporte un art. »

Le portier alla ouvrir la porte. Kaï entra et salua Gwrnach Gawr. « Est-il vrai, dit celui-ci, que tu sais polir les épées ? – C’est la vérité », répondit Kaï. On lui apporta l’épée. Kaï tira de dessous son manteau une pierre à aiguiser en marbre et il se mit au travail. Et Gwrnach admira fort l’habileté de Kaï. « C’est pitié, dit-il, qu’un homme d’aussi grande valeur que toi soit sans compagnon. Lequel de ceux qui sont avec toi désires-tu que je fasse entrer ? – Que le portier sorte, dit Kaï. Voici à quel signe il le reconnaîtra : la pointe de sa lance se détachera de la hampe, elle tirera du sang du vent et descendra de nouveau sur la hampe. » La porte fut ouverte, et Bedwyr entra, rejoignant Kaï auprès de Gwrnach.

Cependant, il y avait une grande discussion parmi ceux qui étaient restés dehors, à cause de l’entrée de Kaï et de Bedwyr. L’un d’entre eux, un jeune homme, le fils de Kustennin le berger, parvint à entrer et, ses compagnons s’attachant à ses pas, il traversa les trois cours et arriva auprès de la maison royale. Ses compagnons lui dirent alors : « Puisque tu as fait cela, tu es le meilleur des hommes ». Et c’est depuis qu’il fut appelé Goreu (« meilleur »), fils de Kustennin. Ils se dispersèrent ensuite dans la forteresse pour aller dans les différents logis et y tuer tous ceux qui s’y trouvaient sans que le géant le sût.

Quand l’épée fut remise en état, Kaï la remit entre les mains de Gwrnach, lui demandant si le travail lui plaisait. « C’est parfait, dit le géant. – C’est le fourreau qui a gâté l’épée, continua Kaï. Donne-la-moi encore pour que je lui enlève ses garnitures de bois et que j’en remette des neuves. » Il prit le fourreau d’une main, l’épée de l’autre, et, debout, au-dessus du géant, comme s’il voulait remettre l’épée au fourreau, il la dirigea contre lui et lui fit voler la tête de dessus les épaules. Ils dévastèrent alors la forteresse, enlevèrent ce qui leur convenait des richesses et des bijoux, puis retournèrent à la cour d’Arthur, munis de l’épée de Gwrnach le Géant.

Ils racontèrent leurs aventures à Arthur. Le roi leur demanda alors ce qu’il valait mieux chercher d’abord des merveilles qu’avait demandées Yspaddaden Penkawr. « Il vaudrait mieux commencer par rechercher Mabon, fils de Modron, dit Merlin. – C’est juste, répondit Arthur. D’ailleurs, je n’oublie pas que j’ai donné ma parole à Modron de lui retrouver son fils. » Il réfléchit un instant, puis il dit encore : « Merlin, toi qui connais toutes les langues et tous les secrets de la nature, c’est à toi de t’engager dans cette mission. Tu iras avec Kaï et Bedwyr. Avec eux, une entreprise ne peut que réussir. Et que Dieu vous aide ! »

Kaï, Bedwyr et Merlin cheminèrent jusqu’à ce qu’ils rencontrassent le merle de Kilgwri. Merlin s’approcha de lui et lui demanda : « Au nom de Dieu, sais-tu quelque chose de Mabon, fils de Modron, qui a été enlevé le troisième jour de sa naissance d’entre sa mère et le mur ? – Lorsque je vins ici pour la première fois, dit le merle, il y avait une enclume de forgeron, et je n’étais alors qu’un jeune oiseau. Il n’y a eu dessus d’autre travail que celui de mon bec chaque soir, et aujourd’hui elle est usée au point qu’il n’en reste pas même la grosseur d’une noix. Mais que Dieu me punisse si j’ai jamais rien entendu au sujet de l’homme que vous demandez. Cependant, ce que la justice commande et ce que je dois à des messagers du roi Arthur, je le ferai. Il y a une race d’animaux que Dieu a formés bien avant moi, et c’est vers eux que je vous conduirai. »

Ils gagnèrent l’endroit où se trouvait le cerf de Redynvre (« colline des fougères »). « Cerf de Redynvre, demanda Merlin, nous voici venus vers toi, nous, messagers d’Arthur, parce que nous ne connaissons pas d’animal plus vieux que toi. Sais-tu quelque chose au sujet de Mabon, fils de Modron, qui a été enlevé à sa mère, la troisième nuit de sa naissance ? – Lorsque je vins ici pour la première fois, répondit le cerf, je n’avais qu’une dague de chaque côté de la tête et il n’y avait ici d’autre arbre qu’un jeune plant de chêne. Il est devenu un chêne à cent branches, et il est maintenant tombé, réduit en une souche rougeâtre et pourrie. Bien que je sois resté ici pendant tout ce temps, je n’ai jamais rien entendu au sujet de l’homme que vous recherchez. Cependant, puisque vous êtes des messagers d’Arthur, je serai votre guide auprès des animaux que Dieu a formés bien avant moi. »

Ils arrivèrent à l’endroit où était le hibou de Kwm Kawlwyt (« vallon du creux gris »). « Hibou de Kwm Kawlwyt, demanda Merlin, nous sommes des envoyés d’Arthur. Sais-tu quelque chose au sujet de Mabon, fils de Modron, qui a été enlevé à sa mère la troisième nuit de sa naissance ? – Si je le savais, je vous le dirais, répondit le hibou. Quand je vins ici pour la première fois, la grande vallée que vous voyez était couverte de bois. Vint une race d’hommes qui détruisirent les arbres. Un second bois y poussa. Celui-ci est le troisième. Voyez-vous mes ailes ? Ce ne sont plus que des moignons racornis : eh bien ! depuis ce temps jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais entendu parler de l’homme que vous demandez. Je serai cependant votre guide, à vous, messagers d’Arthur, jusqu’auprès de l’animal le plus vieux du monde et celui qui circule le plus, l’aigle de Gwernabwy. »

Ils y allèrent. « Aigle de Gwernabwy, dit Merlin, nous sommes des messagers d’Arthur. Nous sommes venus vers toi pour te demander si tu sais quelque chose au sujet de Mabon, fils de Modron, qui a été enlevé à sa mère la troisième nuit de sa naissance. – Il y a longtemps que je suis arrivé ici, dit l’aigle. Il y avait alors une roche au sommet de laquelle je becquetais les astres chaque soir ; maintenant, cette roche n’a plus une palme de haut. Je suis ici depuis, mais néanmoins, je n’ai rien entendu au sujet de l’homme que vous demandez. Cependant, une fois, j’allai chercher ma nourriture au lac Lliw : parvenu à l’étang, j’enfonçai mes serres dans un saumon, pensant qu’en lui ma nourriture était assurée pour longtemps. Mais il m’entraîna dans les profondeurs, et ce ne fut qu’à grand-peine que je pus me débarrasser de lui. Moi et mes parents, nous nous mîmes en campagne avec ardeur pour tâcher de le mettre en pièces, mais il m’envoya des messagers pour s’arranger avec moi. Il vint en personne me livrer de son dos cinquante harponnées de chair. Si lui ne sait rien de ce que vous recherchez, je ne connais personne qui puisse le savoir. Je vous guiderai en tout cas jusqu’auprès de lui. »

Quand ils furent arrivés à l’étang, l’aigle dit : « Saumon du lac Lliw, je suis venu vers toi avec les messagers d’Arthur pour te demander si tu sais quelque chose au sujet de Mabon, fils de Modron, qui a été enlevé à sa mère la troisième nuit de sa naissance. – Tout ce que je sais, je vais vous le dire : je remonte la rivière avec chaque marée jusqu’à l’angle des murs de Kaer Loyw (Gloucester), et c’est là que j’ai éprouvé le plus grand mal de ma vie. Si vous voulez savoir pourquoi, que deux d’entre vous montent sur mon dos, un sur chaque épaule[111]. »

Kaï et Merlin montèrent sur les épaules du saumon. Ils arrivèrent auprès de la muraille et entendirent de l’autre côté des lamentations. De toute évidence, il y avait un prisonnier derrière la muraille. « Qui donc es-tu ? » cria Kaï. Une voix faible lui répondit : « Hélas, homme ! il a le droit de se lamenter, celui qui est ici dans cette prison de pierre : c’est Mabon, fils de Modron. Personne n’a été plus cruellement traité que moi comme prisonnier ! – Que peut-on faire pour que tu sois libéré ? Est-ce avec de l’or et de l’argent ? – On ne peut s’attendre à me libérer que par un combat. »

Kaï, Bedwyr et Merlin retournèrent auprès d’Arthur pour lui raconter comment ils avaient découvert où était retenu Mabon, fils de Modron. Arthur convoqua tous ses compagnons et ils s’avancèrent jusqu’aux murailles de Kaer Loyw. Kaï et Bedwyr montèrent sur les épaules du saumon, et pendant qu’Arthur et ses hommes donnaient l’assaut à la forteresse, Kaï fit une brèche dans la paroi de la prison et ramena le prisonnier sur son dos. Les hommes continuèrent à se battre et Arthur revint chez lui en compagnie de Mabon. Puis il envoya ses hommes à la recherche de tout ce qu’avait pu demander Yspaddaden Penkawr à Kilourh.

Un jour que Merlin franchissait une montagne, il entendit des lamentations et des cris qui faisaient peine. Il se précipita de ce côté. Parvenu sur les lieux, il aperçut une énorme fourmilière qui était la proie des flammes. Il saisit un bâton et coupa la butte des fourmis au ras du sol, les délivrant ainsi du feu. Les fourmis lui dirent : « Emporte avec toi la bénédiction de Dieu et la nôtre. Un service qu’aucun homme ne pourrait te rendre, nous nous engageons à te le rendre. » Alors Merlin leur expliqua qu’il cherchait le lin qui avait été dispersé dans le champ. Aussitôt, les fourmis se mirent au travail et elles ne tardèrent pas à arriver avec les neuf setiers de graines de lin qu’avait réclamés Yspaddaden Penkawr, parfaitement mesurés, sans qu’il y manquât autre chose qu’un seul grain. Encore, ce dernier grain fut-il apporté avant la nuit par une fourmi qui boitait.

Puis Merlin se mit en quête d’Amaethon, fils de Dôn, et lança un charme sur lui de telle sorte qu’il le suivit sans chercher à savoir quoi que ce fût. Ensuite, il alla trouver Govannon et lui jeta un charme semblable. Enfin, il les emmena tous les deux dans le champ qu’Yspaddaden Penkawr avait désigné. Amaethon et Govannon firent tant et tant qu’au bout de la journée tout le champ fut défriché, labouré, débarrassé de son fer et semé. Et, le soir, la moisson de froment fut coupée, battue et engrangée. Et pendant que Merlin travaillait ainsi, Arthur, accompagné de Kilourh et de Mabon, avait entrepris de débusquer le sanglier dont il fallait arracher la défense tant qu’il était encore vivant. Ils le poursuivirent longtemps dans les bois et, finalement, Kilourh parvint à sauter sur le dos de la bête. Alors, d’un geste d’une extrême violence, il lui arracha l’une de ses défenses et, d’un coup de hache, lui fendit le crâne. Quant à Bedwyr, accompagné de Kaï, il était allé chercher le chaudron de Diwrnach le Gaël qu’Arthur et lui-même avaient réussi à ramener d’une île mystérieuse d’où, partis en grand nombre, ils n’étaient revenus que sept.

« Fort bien, dit Arthur, quand tous se retrouvèrent à Carduel, de quoi avons-nous encore à nous occuper ? – De deux choses, répondit Merlin : le peigne, les ciseaux et le rasoir qui sont sur le dos du sanglier Twrch Trwyth et le sang de la sorcière Gorddu. – Allons-y tous ensemble, dit Arthur, car je crois que nous ne manquerons pas de difficultés. »

Arthur réunit alors tout ce qu’il y avait de combattants dans l’île de Bretagne. Et quand tout fut prêt, il les emmena en Irlande sur de grands navires, car on lui avait dit que le Twrch Trwyth s’y trouvait pour le moment. Quand Arthur débarqua, les saints d’Irlande vinrent à sa rencontre et lui demandèrent sa protection. Quant aux hommes d’Irlande, ils se rendirent près de lui et lui offrirent des vivres en abondance. Et tous espéraient qu’Arthur pourrait les délivrer du monstre qui ravageait le pays.

Arthur et ses compagnons s’avancèrent jusqu’au centre de l’île, dans un lieu écarté où se trouvait Twrch Trwyth avec ses sept pourceaux. On lança sur eux des chiens de toutes parts, mais ceux-ci furent tous tués et Twrch Trwyth dévasta, ce jour-là, un cinquième de l’Irlande. Le lendemain, les hommes d’Arthur rencontrèrent l’animal et se battirent contre lui, mais ils n’en reçurent que des coups et n’en tirèrent aucun avantage. Le troisième jour, ce fut Arthur lui-même qui engagea le combat contre Twrch Trwyth. Cela dura neuf jours et neuf nuits, et il ne put tuer que l’un de ses pourceaux. On demanda à Arthur ce qu’était cette laie sauvage : il leur dit que c’était un roi que Dieu avait ainsi métamorphosé pour le punir de ses fautes et de sa tyrannie.

Alors, Arthur envoya Merlin pour chercher à s’entretenir avec l’animal. Merlin s’en alla sous la forme d’un oiseau et descendit au-dessus de la bauge où il se trouvait avec ses six pourceaux. « Par celui qui t’a mis sous cette forme, dit Merlin, si toi et les tiens pouvaient parler le langage des hommes, je demanderais à l’un de vous de venir s’entretenir avec le roi Arthur. » L’un des pourceaux lui répondit : « Par celui qui nous a mis sous cette forme, nous n’en ferons rien et nous n’irons pas nous entretenir avec le roi Arthur. Dieu nous a déjà fait assez de mal en nous donnant cette forme, sans que vous veniez vous battre avec nous. – Apprenez qu’Arthur ne vous veut pas de mal : il désire simplement le peigne, le rasoir et les ciseaux qui se trouvent entre les deux oreilles de Twrch Trwyth. Donnez-les-moi, et on vous laissera tranquilles. » Un autre pourceau, dont les soies étaient comme des fils d’argent, à tel point qu’on pouvait le suivre à leur scintillement à travers bois et landes, lui fit cette réponse : « Personne n’aura ces joyaux, à moins qu’on ne prenne sa vie. Demain matin, nous partirons d’ici. Nous irons dans le pays d’Arthur et nous y ferons le plus de mal possible ! »

Effectivement, le lendemain matin, Twrch Trwyth et les pourceaux gagnèrent le rivage et s’élancèrent à la nage sur la mer. Arthur fit embarquer tous ses hommes. Quand il débarqua à son tour dans l’île de Bretagne, il apprit que Twrch Trwyth avait ravagé de nombreux cantons et qu’il avait tué beaucoup de gens, des paysans aussi bien que des guerriers. Arthur se mit immédiatement à sa poursuite, mais Twrch Trwyth passa de région en région, et se retrouva à l’embouchure de la Severn. Arthur convoqua ses gens et leur dit : « Seigneurs, ce maudit sanglier a tué bon nombre de nos compagnons, qui étaient tous des hommes de valeur. Je jure, par la vaillance de ces hommes, que ce monstre n’ira pas en Cornouailles tant que je serai vivant ! Il faut donc que nous l’empêchions de traverser la rivière ! »

Il envoya une troupe de cavaliers vers le nord avec mission de rabattre l’animal vers l’estuaire. Et là, avec tous ceux qu’il avait regroupés, il attendit de pied ferme. Quand Twrch Trwyth surgit, ils se précipitèrent sur lui. Quelques-uns parvinrent à le saisir par les pieds et à le plonger dans la Severn, à tel point qu’il avait de l’eau par-dessus la tête. Mabon, fils de Modron, d’un côté, éperonna sa monture et enleva le rasoir. Bedwyr, monté sur un coursier rapide, fut assez heureux pour saisir les ciseaux. Mais avant qu’on eût pu enlever le peigne, les pieds du sanglier touchèrent terre et, dès lors, ni chien, ni homme, ni cheval ne purent le suivre avant qu’il ne fût arrivé en Cornouailles. Avec sa troupe, Arthur finit par l’acculer dans une vallée, près de la mer. Kaï, par un tour d’adresse prodigieux, en s’allongeant tant qu’il le put, parvint à se saisir du peigne. Quant à Twrch Trwyth, on le poussa à la mer et l’on ne sut pas, depuis lors, ce qu’il était devenu.

 « Que nous faut-il encore ? demanda Arthur à ses hommes. – Le sang de la sorcière Gorddu, répondit Kilourh, celle qui habite près des confins de l’Enfer, dans le Nord. » Arthur partit pour le Nord et arriva non loin de la caverne où résidait la sorcière. Il envoya Kaï et Bedwyr se battre contre elle. Mais comme ils entraient dans la caverne, la sorcière les vit, saisit Bedwyr par les cheveux et le jeta sous elle, sur le sol. Kaï empoigna à son tour la sorcière par les cheveux et réussit à dégager Bedwyr. Mais elle se retourna contre Kaï, le martela de coups de poing et le jeta dehors. Arthur était furieux de voir ses hommes ainsi maltraités. Il envoya Gauvain et Yder. Mais ils reçurent encore plus de coups que les deux premiers. Alors, Arthur se précipita sur la porte de la caverne et, du seuil, il lança son couteau sur la sorcière. Il l’atteignit au milieu du corps et en fit deux tronçons. Aussi Mabon, fils de Modron, recueillit le sang de la sorcière et le garda.

Alors, Kilourh, accompagné de Goreu, fils de Kustennin, et de tous ceux qui voulaient du mal à Yspaddaden Penkawr, s’en alla à sa forteresse. Tous les travaux qu’avait demandés Yspaddaden avaient été réalisés, et tous les objets qu’il avait réclamés avaient été rassemblés. Merlin vint le raser et lui enleva chair et peau jusqu’à l’os, d’une oreille à l’autre entièrement. « Es-tu rasé entièrement, homme ? demanda Kilourh. – Je le suis, répondit Yspaddaden Penkawr. – Ta fille est-elle à moi, maintenant que tout est en ordre ? – Elle est à toi, et tu n’as nul besoin de me remercier. Remercie Arthur et ses compagnons qui te l’ont procurée. De mon plein gré, tu ne l’aurais jamais obtenue. Et je sais que le moment est venu pour moi de perdre la vie. »

Goreu, fils de Kustennin, saisit Yspaddaden Penkawr par les cheveux, le traîna après lui jusqu’à la tour, lui coupa la tête et la plaça sur un poteau dans la cour. Puis il prit possession de la forteresse en vertu du fait qu’il était le neveu d’Yspaddaden Penkawr et que celui-ci avait tué ses vingt-trois frères. Cette nuit-là, Kilourh coucha avec Olwen, et il n’eut pas d’autre femme durant toute sa vie. Quant aux autres, ils se dispersèrent pour rentrer chacun dans son pays. Et Arthur, accompagné de Kaï, de Bedwyr, de Gauvain et de Merlin, s’en retourna jusqu’à sa forteresse de Carduel, où il retrouva avec joie son épouse, la reine Guenièvre[112].